Ecrits à propos de la Pologne : un soir à Cracovie

Ceci est un de mes textes préférés… qui nous raconte une Pologne qui n’existe plus que dans quelques souvenirs…

Quelque part à Cracovie

Extrait de « Célébration hassidique (Portraits et légendes) » de Elie Wiesel
Collection Sagesses. Editions du Seuil, 1972.

Quelque part à Cracovie, alors qu’il y avait encore des Juifs à Cracovie, et que ces Juifs n’avaient pas peur de rêver la nuit, il était une fois un homme nommé Eizik fils de Yékel.

Pieux et pauvre, et naïf de surcroît, désarmé devant la vie, il n’arrêtait pas de s’inquiéter : il y avait le loyer à payer, et le boucher, et le précepteur, et il y avait les filles à vêtir, à marier, et le temps pressait, pressait.

Eizik, pauvre Eizik, que pouvait-il faire ? que pouvait-il faire d’autre que s’inquiéter ? Il priait. Jour après jour, à chaque office, et même entre les offices, à la synagogue et dans la rue et chez lui, il implorait l’Eternel de se souvenir de son serviteur endetté et tourmenté qui n’en pouvait plus. En vain. Dieu semblait ne pas écouter. N’empêche que notre Eizik continuait de Lui adresser ses requêtes ; il n’en était pas moins pieux, ni moins pauvre.

Puis, une nuit, il eut un rêve bizarre : il se voyait transporté dans un royaume lointain, dans la capitale, sous un pont, à l’ombre d’un immense palais ; et une voix lui dit : « Voilà Prague, voilà la Vlata, voilà le palais des rois ; regarde bien, regarde sous le pont, à l’endroit où tes pieds sont posés, il y a un trésor, il t’attend, il est à toi ; tes problèmes sont résolus. »

Au matin, Eizik se moqua de lui-même : les rêves, c’est bien beau, ça ne coûte rien ; mais ça ne sert à rien non plus. Il n’y pensa plus. Mais le soir, à peine eut-il fermé les yeux que la même vision s’emparait de son esprit : la capitale, le palais, le pont. Et la même voix qui demandait : « Tu veux être riche, ou préfères-tu l’inquiétude ? »

Quelle histoire, pensa Eizik, quelle idée d’aller à Prague ! Il n’avait nulle envie d’y aller ; il n’y connaissait personne. Et puis, c’est loin, et cher. Et il n’avait pas d’argent ; s’il en avait, il saurait quoi en faire. Le loyer, le boucher, le précepteur. Bah, entre les rêves et les prières, Eizik choisira les prières ; il y en a même une pour conjurer les rêves.

Bien entendu, le récit ne s’arrête pas là. Le soir suivant, pour la troisième fois, Eizik entendit la voix : « Alors ? tu n’es pas encore parti ? »

Irrité plus qu’intrigué –et pour en finir avec ces bêtises—il décida d’obéir, ou de faire semblant. Il se mit en route, à pied. Il arriva à Prague au bout de quelques semaines, transi de fatigue, de faim et d’insomnie. Il reconnut le fleuve, le pont, le palais ; il poussa un petit cri : « Je rêve, ça recommence ! » Non, il ne rêvait pas. Curieux tout de même, se dit-il. Un certain endroit, sous le pont, lui était particulièrement familier. Si j’essayais ? qu’ai-je à perdre ? Il faudrait creuser, voir. Mais attention, pas si vite.

Le pont était gardé, il ne fallait pas éveiller le soupçon des soldats. Indécis, Eizik rôda autour de l’endroit, et finit par se faire remarquer et arrêter. Amené devant le capitaine des gardes et accusé d’espionnage, il ne trouva rien de mieux pour se défendre que de tout avouer. Les rêves, les soucis, la longue marche depuis Cracovie, la mémoire et la voix de cette mémoire. Il était sûr, Eizik, que l’officier, incrédule, le traiterait de menteur et le ferait fusiller.

Quelle ne fut sa surprise de voir le méchant capitaine s’esclaffer en riant aux larmes : « Non, c’est pour ça que tu es venu de si loin ? Mais vous, les Juifs, vous êtes plus stupides que je ne pensais ! Tiens, moi tel que tu me vois, si j’étais aussi bête que toi, si moi aussi j’écoutais les voix, sais-tu où je serais en ce moment même ? A Cracovie ! Oui, comme tu l’entends.

Figure-toi que depuis des semaines et des semaines, il y a cette voix, la nuit qui me dit : < Un trésor t’attend chez un Juif de Cracovie nommé Eizik fils de Yékel ! Oui, sous le four ! > Or, la moitié des Juifs là-bas s’appellent Eizik et l’autre moitié Yékel ! Et tous ont des fours ! Tu me vois, moi, allant de maison en maison, démolissant tous les fours, à la recherche d’un trésor inexistant ? »

Bien sûr, Eizik ne fut pas puni. Bien sûr, il se hâta de rentrer chez lui ; il déplaça le four et trouva, bien sûr, le trésor promis ; il paya ses dettes, maria ses filles et, en guise de reconnaissance, il fit construire une synagogue qui porte son nom : Eizik fils de Yékel, un Juif pauvre et pieux qui demeura pieux même quand il ne fut plus pauvre.

Couleurs d'automne

Cette histoire a –au moins—deux auteurs : Rabbi Nahman de Bratzlav (1772-1810) et Rabbi Bounam de Pshiskhe (1762-1827). Le premier remplaçait Prague par Vienne et disait : « Le trésor est à la maison, mais pour le trouver il faut partir à Vienne. » Le second aimait la raconter chaque fois qu’il acceptait un nouveau disciple : « Souviens-toi d’Eizik fils de Yékel ; le trésor, celui qui est à toi, tu ne peux le trouver qu’en toi-même, et nulle part ailleurs ; pas même chez le Tzaddik. »

Lexique :

Pshiskhe : cette petite bourgade en Pologne où le Hassidisme du Baal-Shem, né dans la contemplation et le ferveur, connut sa renaissance dans la colère et l’angoisse.

Tsaddik : Juste, idéal de la perfection morale, sociale et religieuse, l’homme qui « vit par sa foi » (Habacuc, II, 4), à qui Dieu répond.

Baal-Shem : Titre donné depuis le Moyen-Age à qui connaît le vrai nom des êtres et des choses, en possède le secret, et peut agir sur eux, par eux. Nommant les forces, il les maîtrise ; sa connaissance est pouvoir. Ce pouvoir, en use-t-il à des fins immédiates ou profanes, il n’est que thaumaturge. Rapproche-t-il les noms du Nom, unit-il à Dieu les êtres et les choses, il est Maître du Nom bon, Baal-Shem Tov.

Hassid : Fervent, celui qui agit par amour, avec tendresse. Le hessed, grâce, est l’un des attributs de Dieu, complémentaire du din, rigoureuse justice. A la grâce de Dieu, répond la ferveur, la piété de l’homme, son amour pour Dieu et les créatures.

Hassidisme : tradition mystique juive qui insiste sur la Majesté de Dieu, le mystère de l’Unité et dont les piliers sont : renoncement aux choses du monde, sérénité de l’esprit et amour total du prochain, par là, crainte et amour de Dieu s’identifient dans « la joie qui brûle le cœur ».

Une sélection de livres à connaître :

http://www.cndp.fr/memoire/liberation_camps/ecole/mediagraphie.htm

A bientôt !